Quand les dignitaires du clergé s’inquiètent au nom de l’islam, par Fariba Hachtroudi
Tribune
Témoignage d’une écrivaine aux prises avec les contradictions de son pays.
Publié le 30 juin 2009 à 14h12 – Mis à jour le 30 juin 2009 à 20h01 Temps de Lecture 6 min.
« Vous ne regrettez pas d’avoir présenté une théocratie qui pratique les lois de la charia dont la lapidation ? » Je pose cette question à un haut fonctionnaire démissionnaire du ministère des affaires étrangères de la République islamique qui a quitté sa retraite provinciale pour « voler à mon secours », selon ses dires !
Nous sommes à Téhéran à la fin du mois d’avril. C’est le troisième voyage légal que j’effectue dans mon pays natal, après trente ans d’exil. La troisième fois donc que je prends le risque de rentrer au pays sans garantie de pouvoir ressortir. Et la première fois que, aussitôt passé la douane, un lebass chakhssi (agent de renseignement en civil) du bureau de la présidence a confisqué mon passeport.
Lors de mon premier voyage, en décembre 2006, j’avais eu droit aux interrogatoires, assez courtois, émaillés de tactiques d’intimidation et d’opérations de charme censés me faire comprendre qu’un « témoignage objectif » (entendre par là un livre en faveur de la République islamique !) faciliterait mes séjours ultérieurs au pays… »
En 2008, sort mon témoignage sur l’état des lieux et le paysage plutôt sombre qui constituent le quotidien des Iraniens. Paupérisation et fléaux sociaux (chômage, prostitution, suicide, drogue, etc.). Je dénonce – comme auparavant – la société du mépris qu’imposent les dirigeants à leur peuple. Je réitère mes prises de positions irréversibles en faveur de la laïcité, de l’abrogation de toutes les lois de la charia, seul moyen de pouvoir accéder au statut égalitaire entre l’homme et la femme, du respect des droits de l’homme – qui pour moi ne sauraient être plus islamiques que chrétiens ou juifs ; je salue la jeunesse devenue les acteurs majeurs du dynamisme fabuleux de la société civile, je persiste et signe en affirmant que le régime des mollahs a beau se targuer de son succès géopolitique régional et international, il ne pourrait survivre au mécontentement populaire grandissant et au ras le bol de la jeunesse.
Je reconnais enfin que la fraction du régime dite des « réformateurs modérés » est consciente du danger que font courir à leur République les jusqu’au-boutistes de Mahmoud Ahmadinejad. Donc, quoi de plus naturel qu’aux yeux du « barbu » de l’aéroport, je reste « cette ennemie de Dieu » non repentie, avec un passif d’ex-militante du Conseil national de la résistance dirigé par les « terroristes » des Moudjahidins du peuple. « Quant à moi, j’essaie de faire entendre à ceux qui veulent vous donner la leçon de votre vie que ce n’est peut-être pas une bonne idée et surtout pas le bon moment ! » me dit le haut fonctionnaire, et d’ajouter « retenir ou emprisonner une écrivaine franco-iranienne, alors qu’ils ne savent déjà plus que faire de la journaliste irano-américaine à la veille de l’élection présidentielle, serait contre-productif ». Il dénonce avec un étonnant franc-parler l’esprit et l’idéologie arachnéenne des réseaux liés à Ahmadinejad, qui risque de mener le pays au bord du chaos et conclut qu’il s’active jour et nuit pour la campagne de Mir Hossein Moussavi.
D’autres supporteurs du candidat, très introduit dans les cénacles de la ville sainte de Qom me parlent des convictions messianiques d’Ahmadinejad, lequel, selon eux, aspire à une confrontation ouverte avec l’Occident tant il est convaincu que, grâce à l’aide providentiel du Douzième Imam (le retour du messie), l’islam sortirait vainqueur de toute guerre éventuelle contre l’hérésie. Ne diabolisent-ils pas tous Ahmadinejad ? Non, me dit un de ces grands ayatollahs que je rencontre peu après.
L’homme, qui avait un poste de première importance au début de la révolution auprès de l’ayatollah Khomeyni, connaît mon passé, mes écrits et mon problème de passeport confisqué ! Il m’explique : « La toile de fond de la guerre actuelle est faite du conflit entre les partisans d’une République islamique et ceux d’un gouvernement islamique. »
Traduction : dans un gouvernement islamique, la seule source de légitimité est la charia et le seul décisionnaire est le « Guide » (en l’occurrence Ali Khamenei). Dans une République islamique, c’est la volonté populaire par le biais des institutions républicaines qui devrait primer. Ces institutions sont par ailleurs tenues de respecter la Constitution qui n’est pas discriminatoire envers les autres religions ou ethnies du pays. Les hauts dignitaires du clergé critiquent de plus en plus ouvertement le règne du jurisconsulte (ou l’autorité d’un seul homme – le « Guide » suprême) au-dessus des institutions. C’est au nom de l’islam et pour la sauvegarde de celui-ci que nombre d’entre eux s’inquiètent.
Au chapitre de la liberté d’expression, je lui demande si un écrivain publie un roman dans lequel le Douzième Imam serait une femme, cette oeuvre imaginaire pourrait-elle être considérée comme une insulte au Douzième Saint chiite et, si oui, quelle serait la peine de l’infortuné ? Si l’ayatollah n’est pas d’accord avec moi sur l’appellation de roman, pour désigner une oeuvre s’inspirant de la réalité il m’assure que, pour lui, à un écrit, fût-il supposé blasphématoire, l’on se doit de répondre et de débattre au moyen d’un autre écrit. Et qu’il est, lui, opposé à la proclamation d’une fatwa de mort à l’encontre des gens de plumes. « D’après le Coran, seule l’insulte au Prophète mériterait le châtiment suprême à condition que l’on en puisse prouver le caractère blasphématoire… Mais, selon les lois édictées par ces messieurs – entendre par là ses propres congénères dans le saint des saints du pouvoir – la peine de mort est étendue aux cas d’injures prononcés contre les Douze Imam. Et pourquoi serait-ce une injure que de stipuler qu’une femme puisse être le messie attendu ? N’injurie-t-on pas la moitié de l’humanité dans ce cas ? » L’ayatollah me répond que pour le Coran, homme et femme sont égaux devant Dieu !
Pour qui votera-t-il le 12 juin ? Pour Moussavi ! Est-ce pour reprendre sa carrière politique avortée avec les conservateurs ? « Non madame, c’est pour contribuer à faire sortir le pays de l’impasse ! »
Cet avis est partagé par les artistes, poètes, écrivains, scientifiques et intellectuels, dont nombreux anciens étudiants et proches de mon père, mobilisés pour le vote du 12 juin : « Avec Moussavi, il y a un espoir. Les dirigeants ne peuvent plus être à la traîne d’un peuple jeune, fier de sa culture et qui se réclament de l’iranité autant sinon plus que de l’islam. »
Le vieux professeur R., 70 ans, croyant et pratiquant, ancien élève de mon père, est aussi un haut responsable d’une université scientifique du pays. Quand j’évoque les chances que certains accordent à Ahmadinejad, il rétorque « raison de plus pour mobiliser les étudiants, comme il mobilise ses miliciens fanatiques ». Et de réciter avec émotion le testament moral de feu le professeur Hachtroudi, prononcé à l’université de Téhéran deux ans avant la révolution. « Je félicite la vaillante jeunesse, porte-drapeau du savoir en Iran, au service duquel nous fûmes (…). Si les conventions le permettaient, je souhaiterais que ma dépouille soit enterrée dans l’enceinte de l’université pour être à jamais le réceptacle de la terre soulevée par la marche de la jeunesse. »
Aujourd’hui, on massacre, une fois de plus, cette jeunesse qui n’aspire qu’à la dignité et on emprisonne ceux qui osent la défendre. J’appelle, humblement, le corps enseignant français et les Prix Nobel de physique à soutenir leurs collègues en Iran qui, au risque de leur vie, sont mobilisés derrière la jeunesse iranienne.